Exposition
WANG Bing :
Un paysagiste de la mémoire
4 octobre – 9 décembre 2023
Vernissage le 14 oct. 2023 18h – 21h
Curateur : Jean LOH
WANG Bing qui est plus connu par ses films et documentaires que par ses photographies, expose pour la première fois les trois séries les plus singulières de son œuvre photographique.
En pénétrant dans l’espace temps, il y a, de prime abord, une exigence du regard dans l’obscurité, d’apprendre à voir dans le noir. Cette obscurité que Wang Bing privilégie représente en fait le déni, l’oubli, c’est-à-dire l’amnésie collective institutionnalisée. Dans la série TiexiQu铁西区 – littéralement le district à l’ouest du métal, qui marque le début du travail documentaire vidéo et photographique de Wang Bing qui, en 1994, était encore à l’École des Beaux-Arts de Lu Xun à Shenyang. Dans ses négatifs, il a effectivement consigné la fin de l’économie planifiée et l’effondrement de l’industrie lourde. En brossant à l’encre de Chine noire une fresque des machines des ateliers de fonderie tout en y parsemant de paillettes de lumière du jour si rare, il place bien l’ouvrier au travail ou au repos comme des ombres chinoises au milieu de ce paysage bientôt effacé de la mémoire collective. Le nom de TiexiQu qui était glorifié comme La Ruhr de l’Orient, vestige de l’époque des occupations russo-japonaises, est devenu le synonyme des licenciements massifs de centaines de milliers d’ouvriers de la fin des années 1990 en Chine, avant son entrée dans l‘OMC.
Les tirages en noir et blanc de Wang Bing nous invitent à déceler dans le noir les traces de la mémoire, longtemps effacée, de quelques-unes des tragédies systémiques dans l’histoire de la Chine, que ce soient des dynasties anciennes que de la dynastie contemporaine, les plus meurtrières certainement grâce à l’apparition de la statistique.
En 2014 Wang Bing s’est mis à suivre un SDF nomade de Pékin muré dans son mutisme, cet Homme Sans Nom 无名者 dont on ne sait rien, et qui ne raconte rien, était-il un de ces ouvriers mis au chômage par les réformes économiques, ou un laissé pour compte du développement économique accéléré de la Chine ? Ce sans-famille, nomade solitaire, se couche à la belle étoile, loin des hôtels et boutiques de luxe de l’avenue Wangfujing de Pékin. Dans ce poignant portrait le cadrant en panoramique dans un abri de fortune, au-milieu d’un bric-à-brac de ses maigres possessions, cet Homme sans nom, tenant son bol de riz et deux baguettes mal-assorties, nous interpelle sous son double bonnet de laine, d’un œil grand ouvert et d’un œil à demi clos. A-t-il quelque chose à nous dire ? Wang Bing ne fournit aucun commentaire, aucun indice, il se contente de le photographier. Peut-être, avons-nous là un véritable homme sans mémoire, une incarnation de l’amnésie ?
De 2006 à 2017 Wang Bing s’intéresse aux survivants des laogai (camps de rééducation par le travail) dont il en fera trois films, mais en 2009 et 2014 il est retourné sur place à ces camps de la mort, aux goulags de Jiabiangou, et à Mingshui, lieux célèbres dans l’histoire des persécutés de la campagne anti-droitiste, cette fois-ci sans caméra de vidéo, mais avec ses appareils de photo. À la manière d’un archéologue, il inventorie sur pellicule couleur, dans ses fouilles de tumuli et de sépultures sans marque et sans nom, comme s’il voulait faire ressurgir, au-milieu des ossements sortis du sable par les vents du Gobi, les mémoires des âmes mortes (titre de son documentaire en trois disques de DVD) de ces victimes mortes sans motifs et sans raison, une absurdité de la campagne anti-droitiste de 1957 qui précèdera les trois années terribles de la Grande Famine de Chine.
Dans cette exposition focalisée sur ses photographies, ce ne sont pourtant pas des photogrammes extraits ou découpés de ses films vidéo, ce sont de véritables photographies argentiques qu’il a prises avec ses appareils de photo à pellicule, successivement un Yashica, un Nikon F2, puis un Hasselblad 6×6, sans oublier le Horseman 6×12, son appareil panoramique de prédilection, le plus apte à saisir l’immensité du désert de platitude de Gobi, cette plaine de sable aux vents hurlant comme des cris des Ames Mortes死灵魂. Au terrain vague de Jiabiangou (voir son film le Fossé) l’éclairage nocturne au LED de Wang Bing révèle un paysage étrange et surréaliste, une scène quasi lunaire, qui nous rappelle avec frisson la phrase de Neil Armstrong un petit pas pour l’homme, un pas de géant pour l’humanité. Car une petite douleur nous pique quand on réalise que sous nos pas on est en train de piétiner des ossements de ces malheureux ex-droitistes morts de façon ignoble et indigne (citations des survivants) que Wang Bing prit la peine d’exhumer – au sens photographique d’exposer bien évidemment.
Ses photographies minimalistes démontrent sa maitrise du temps long, comme s’il avait laissé l’obturateur ouvert, le temps nécessaire à sa plongée dans le noir, à l’opposé de l’instant décisif. Le temps long de Wang Bing se traduit par la durée exceptionnelle de ses films qui demandent des projections de trois à neuf heures voire plus, et par ses investigations et recherches qui prennent souvent plusieurs mois et plusieurs années. Si Wang Bing dans ses documentaires pratique une cinématographie de photographe, l’on peut dire qu’il pratique une photographie de cinéma. Quand Jean-Louis Comolli le critique de cinéma désigne par le mot oublis les photogrammes qui défilent dans une projection de film, les photographies de Wang Bing sont alors des instantanés de mémoire. Il s’agit donc d’une photographie de respiration, on sent ses inspirations et ses expirations, et entre les deux quand il retient son souffle pour appuyer sur le déclencheur. C’est à cet instant Kumbhaka qu’il a l’esprit le plus clair, et la pleine conscience, malgré l’air souvent irrespirable de ses lieux de tournage ou de prise de vue, c’est à ce moment critique qu’il enregistre cette mémoire, en nous demandant de ne jamais oublier.
Ce ne sont que trois séries extraites de l’œuvre déjà immense et monumentale de Wang Bing, mais la descente dans l’espace confiné du couloir et du caveau de l’espace temps se prête parfaitement à propos à notre expérience d’immersion visuelle et corporelle, voire émotionnelle, du génie humaniste de Wang Bing.
Comme avant-propos à une exposition de photographie d’Andy Sommer (guitariste du groupe Police) appelée The Bones of Chuang Tzu je me suis servi de cette parabole de Zhuangzi (4e siècle avant JC) :
Cheminant vers le Royaume de Chu, le philosophe chinois Zhuangzi aperçut au bord de la route un crâne desséché mais encore entier. Il le tâtonna du bout de sa cravache, et l’interrogea ainsi : La passion de vivre t’a-t-elle fait commettre des excès, que tu en sois arrivé là ? Ou en es-tu là parce que tu as mal agi et que tu n’as pas supporté d’avoir déshonoré les tiens ? Ou est-ce simplement que tes années étaient arrivées à leur terme ? Il se tut, emmena le crâne à lui, s’en fit un oreiller et s’allongea pour dormir. Au milieu de la nuit, le crâne lui apparut en rêve et lui dit : Tes propos de tout à l’heure n’étaient que de la rhétorique. Tu as évoqué les servitudes auxquelles sont soumis les vivants, mais rien de tel n’existe plus dans la mort. Dans la mort, il n’y a plus ni princes au-dessus, ni sujets au-dessous, ni travaux de saisons. On est détaché de tout cela et l’on a pour soi la durée du Ciel et de la Terre. Même le plaisir royal de régner n’approche pas de cette joie-là. Zhuangzi fit, incrédule : Si, à ma demande, le Maître des destinées était prêt à reconstituer ton corps, à te refaire les os, la chair, les muscles et la peau, à te rendre, père, mère, femme, enfants, voisins et amis, accepterais-tu ? Le crâne se rembrunit et répondit : comment pourrais-je renoncer à une joie royale pour me soumettre à nouveau aux peines de l’existence humaine ?
Jean Loh – curator
WANG Bing
Wang Bing est né en 1967 à Xi’an. Il étudie la photographie avant d’obtenir son diplôme à l’école des beaux-arts de Luxun en 1992. Il poursuivra ses études à l’académie du cinéma de Beijing, où découvrira le cinéma d’Antonioni, de Bergman, et de Pasolini. Il admire particulièrement Andreï Tarkovski. Au cours des années 1990, il gagnera sa vie en tant que cadreur, assistant du réalisateur, et cameraman. Le système du cinéma et de la télévision ne lui convient pas. Il se rend compte qu’il ne peut pas y évoluer. Il décide d’en sortir et de produire ses propres films.
C’est à Shenyang, ville industrielle qu’il réalise en 2002 son premier long métrage de 9 heures : À l’Ouest des rails. Une première version de cinq heures est montrée au festival de Berlin en 2003. La version définitive, en trois parties, est projetée au festival de Rotterdam et distribuée en France en 2004. Ce film est aujourd’hui considéré à la fois comme un chef-d’œuvre et comme un emblème des possibilités offertes par l’avènement du numérique. Il ne cesse ensuite de travailler de la même façon, clandestinement et en s’attachant à des sujets difficiles : la répression anti-droitiste (Fengming, Chronique d’une femme chinoise et Le Fossé), l’extrême pauvreté (L’Homme sans nom et Les Trois Sœurs du Yunnan), la vie au sein d’un hôpital psychiatrique (À la folie) .
En avril et mai 2013, le Centre Pompidou lui consacre une grande exposition, saluée par une ovation unanime de la critique et du public. Le dispositif, fruit d’une collaboration entre le Centre et l’artiste, rend pour la première fois compte de la polyphonie du travail de Wang Bing : rétrospective intégrale en salle de cinéma, présentation de films inédits sous forme d’installation et, pour la première fois, exposition de son travail photographique. En 2017, il remporte à Locarno le Léopard d’or pour Mrs Fang. Les Âmes mortes est présenté hors compétition au Festival de Cannes 2018.
En 2021, le BAL lui consacre une nouvelle exposition, L’œil qui marche. Et en juin, la Cinémathèque française présente sa rétrospective sous le titre Wang Bing, l’Opiniâtre et le Peuple.
En 2023, le Festival de Cannes présente deux nouveaux films du cinéaste : Man in Black en séance spéciale, et Jeunesse (Le Printemps) en compétition officielle.
Jean LOH
Sciences-Po + Sorbonne Paris IV
Spécialiste de la photographie chinoise, créateur de la défunte Galerie Beaugeste, commissaire de la rétrospective Marc Riboud en Chine 2010-2013, contributeur à l’œil de la photographie, éditeur d’une vingtaine de photo-books, dont Color of China de Bruno Barbey publié chez Post Wave, Beijing. Membre de jury de plusieurs festivals de photo en Chine et en Birmanie jusqu’en 2019. Membre du board de nomination du Prix Lucie.