Corps Céleste
20 Novembre 2025 – 17 Janvier 2026
Vernissage le 20 Novembre 2025 à partir de 18h
Conversation le 29 novembre 2025 à 17h
Artiste
Zhao Duan
Curateur
Jens Hauser
Traces en croissance – Empreintes en couleur
Jens Hauser
Est-il vraiment couché, ou bien déjà en train de se relever ? Son corps imposant de presque six mètres ne semble pas avoir vocation à épouser une posture horizontale, tant sa belle stature élégante aux contours stylisés, quoique fragmentée, aspire à une sérénité bien debout. Pourtant, c’est bien ce Vishnou couché, dieu protecteur hindou dans sa représentation sculptée du 11ème siècle, chef-d’œuvre de l’art Khmer, que Zhao Duan a choisi pour accueillir ses hôtes, celui qui « laisse planer son regard, même les yeux fermés, alors que le monde s’écroule. » Inspirée par la présence de ce colossal Vishnu en bronze au Musée Guimet des arts asiatiques à Paris, l’artiste a parcouru de nombreuses fois l’étendue de cette sculpture du dieu allongé sur l’Océan de l’Éternité afin de réaliser son dessin dans la galerie espace temps: nomen est omen, car dans cette performance de longue durée c’est bien le temps qui se déploie dans l’espace. C’est sur une grande feuille de papier accrochée horizontalement au mur que Zhao Duan trace d’un seul trait mais successivement avec des crayons de couleurs différentes la silhouette du géant qui évoque le mythe de la création du monde. En partant toujours des coloris foncés et virant progressivement aux nuances plus claires, peu à peu cette même ligne devient non seulement forme mais même surface, tout en déjouant ainsi les doctrines de l’histoire de l’art occidental depuis la Renaissance, se disputant la supériorité supposée ou bien de la ligne ou bien de la couleur.
Mais c’est encore à bien d’autres égards qu’avec la pratique de Zhao Duan l’espace temps se mue en ce que l’on est tenté d’appeler un ‘couloir de la conciliation des contraires’. Le corpus d’œuvres de la performeuse chinoise d’acculturation française met en oscillation dialectique des codes culturels, des dualités conceptuelles ainsi que des matériaux et médias prétendument opposés. Des antipodes telles que processus/objet, éphémère/durable, mou/dur, souple/rigide, couleur/noir et blanc, point/ligne, simultanéité/linéarité, silhouette/surface, trace/empreinte, horizontal/vertical, ou encore écritures occidentale/orientale, y sont dépassées. Les contradictions apparentes font émerger un principe d’union des contraires. Ainsi, dans la toute nouvelle série de l’artiste, Corps Céleste renvoie, d’une part, à une logique verticale astronomique et à une cosmologie imaginaire d’étoiles, d’astéroïdes, de comètes, de planètes, de nuages de gaz etc. ; puis, de l’autre, à ce geste très terre-à-terre de dessiner sur papier en marchant horizontalement, une ligne de croissance continue pendant les mois de grossesse précédant la naissance de son fils, Célestin, justement. Dans ces dessins appelés Corps en synchronie, ce sont les mouvements du corps maternel et la métamorphose d’un corps en croissance qui fusionnent, avec chaque fois deux gestuelles complémentaires : une, physiologique et rectiligne qui évoque une germination comme du sol vers le ciel, puis une autre, psychologique et ondulatoire qui transpose le regard exploratoire d’un monde à découvrir, à l’instar de ses saccades oculaires, ces mouvements rapides et précis des yeux qui scannent le champ visuel d’un environnement afin de s’y repérer cognitivement. De cette seule ligne continue naît peu à peu une figure volumineuse qui peut être lue comme féminine tout en dépassant les dimensions du corps humain. Volontairement, le sens de l’accrochage reste, lui aussi, indéterminé. Dans le sens horizontal il apparaît avant tout comme l’enregistrement du geste performatif, dans le sens vertical comme un motif aux contours anthropomorphiques – les deux lectures faisant également écho aux différents sens et perceptions d’écritures : occidentale, de gauche à droite, et orientale, de haut en bas.
Les couleurs, quant à elles, n’ont pas vocation à rappeler des connotations culturelles et ne sont référencées qu’à travers les numéros de série des fabricants de crayons utilisés dans le titre de chaque dessin, telles des coordonnées spatiales abstraites. C’est comme si Zhao Duan faisait volontairement abstraction des querelles occidentales transhistoriques, avec leur préférence ou bien pour le colorito – la priorité donnée à la maîtrise des tons colorés dans le processus de peinture, attribuée aux artistes vénitiens – ou bien pour le disegno – l’importance primordiale donnée d’abord à une structure, à un dessin ou projet aux contours clairs, selon la vision florentine. Si l’artiste dit avoir été marquée et fascinée, très tôt dans sa carrière, par l’aptitude d’un Pablo Picasso à restituer l’essence d’un motif par un seul tracé fluide, ou encore par des dessins gestuels ‘dans l’air’ au crayon lumineux et fixés dans le temps par des techniques photographiques, elle sait pour autant aussi transformer une seule ligne en ce qui s’apparente à une surface densément colorée, comme par exemple dans sa série Le temps condensé, une sorte de ‘trompe l’œil littéral’ du spectateur. De manière espiègle, elle nous renvoie à la polysémie contenue dans le terme mandarin画 [huà] pouvant signifier à la fois ‘dessin et peinture’ ou ‘dessiner et peindre’, ainsi qu’à l’action画画 [huà huà] qui peut indifféremment avoir le sens de ‘dessiner le dessin’, ‘peindre la peinture’, ou encore plus généralement ‘faire le tableau’.
Ce qui vaut pour les motifs et les formes vaut également pour les matériaux et les médias que Zhao Duan emploie. Comme si elle voulait constamment changer l’état des agrégats physiques, elle joue volontiers avec la mutabilité de ce qui semble tantôt mou tantôt dur, tantôt rigide tantôt souple, qu’il s’agisse des crayons ou des pinceaux, ou encore des supports variés qu’elle utilise. Par exemple, dans sa performance Le temps d’un crayon, l’artiste met en scène la durée variable que prend la réalisation d’un dessin sur papier en exécutant des aller retours au crayon gris tenu à la main, et démontre la durée de vie de celui-ci en fonction du grade de dureté de la mine. Ainsi, le plus tendre du type 8B met 1 heure 31 minutes et 56 secondes avant de disparaître, le crayon moyen HB 10 heures 34 minutes et 28 secondes, alors que le crayon 6H, le plus dur, met 56 heures 17 minutes et 43, et c’est l’enregistrement vidéo qui devient le gardien de l’acte performatif. En revanche, dans ses dessins colorés les plus récents de la série des Corps en synchronie, l’artiste prive délibérément le spectateur de toute trace visuelle du moment de l’inscription du geste dans le temps, et choisit de documenter le devenir de la silhouette en croissance constante uniquement par des enregistrements sonores des crayons qui se déplacent sur le papier. Au lieu de donner à voir ce processus en un coup d’œil, ici, elle donne à écouter ces frottements sous forme de temporalité étirée et linéaire du processus de dessin que l’on est censé suivre durant de longues minutes, comme un effort de co-corporalité empathique.
Ailleurs, Zhao Duan alterne la matérialité des supports sur lesquels ses traces ou empreintes s’inscrivent. Pour les petits formats de la série des Corps en synchronie, elle échange la souplesse, la fragilité et l’opacité du papier blanc contre la rigidité, la résistance et la transparence du plexiglas. Du coup, les lignes de germination semblent certes flotter ‘dans l’air’, comme les lignes au crayon lumineux de Picasso, mais sont gravées telles que constituées par une succession de points saccadés dans ce matériau dur… et nous rappellent ainsi la tension classique, dans l’histoire d’art occidentale encore, entre le point et la ligne. Mais alors que Vassily Kandinsky, dans Point et ligne sur plan paru en 1926, écrit que la ligne « est la trace du point en mouvement », ici c’est la ‘ligne-points’ qui unit encore des contraires, servant davantage à l’enregistrement d’une trajectoire performative qu’à la délimitation des surfaces. Le traçage d’un corps en action ou en mouvement, de manière aléatoire et non-contrôlée, sous influence des forces qui parfois lui échappent, constitue d’ailleurs une constante dans les travaux de Zhao Duan depuis ses études à l’École Supérieure des Beaux-Arts de Toulouse. En ce qui concerne l’œuvre De Esquirol à Eisenhower, un trajet de bus quotidien devient un prétexte pour laisser un crayon posé sur son carnet enregistrer et transposer les trépidations du véhicule, les arrêts brusques ou encore les trous dans la chaussée à la manière d’un séismographe humain. Malgré le caractère routinier du parcours, c’est la grande variation des bousculades qui s’y trouve captée sous forme de signe indexical. C’est le hasard qui fait le dessin.
Ensuite, c’est pourtant le recours conscient et conceptuel à des matérialités de qualités opposées qui détermine si une technique culturelle aussi ancienne et transculturelle que l’empreinte laisse apparaître plus ou moins de lignes, de points ou de parties ‘blanches’ sur le support sélectionné. Et Zhao Duan les choisit et les fait varier subtilement selon les circonstances sociétales dans lesquelles elle provoque ses rencontres, touchers et empreintes conséquentes. Par exemple, les rencontres individuelles de co-création intitulées Main dans la main et Cent titres impliquent dans les deux cas un face à face et une situation main dans la main avec une autre personne dans la paume de laquelle l’artiste réalise d’abord un portrait à la peinture à l’huile qui est ensuite transféré en tant qu’empreinte sur un support, jouant ainsi sur la déstabilisation du dualisme éphémère/durable. Et c’est le jeu avec les oppositions mou/dur et souple/rigide qui y fait toute la différence. Dans le premier cas, Main dans la main, il s’agit de rencontres dans des EHPAD avec des personnes âgées et fragiles desquelles l’artiste tient la main, dessine le portrait et enregistre la conversation dont les paroles seront extraites afin d’accompagner les images par contact des portraits. Ici, la poésie et la mélancolie résultent de l’emploi des mouchoirs en papier que, d’habitude, on jette une fois utilisés. La rencontre éphémère trouve son pendant dans l’empreinte plus éphémère encore du mouchoir de papier, aussi jetable que pliable et à ce titre épousant parfaitement la forme de la main pour capter et restituer les moindres détails de l’épiderme, les crêtes papillaires, les plis et ramifications, des lignes comme des empreintes du temps, et amplifiées encore par les plis du mouchoir de papier lui-même. Au contraire, si le dispositif dans le deuxième cas de la performance Cent titres reste initialement inchangé, c’est le contexte de crise du Covid-19 avec ses confinements stricts qui bouleverse le contexte processuel, obligeant la centaine de sujets participant à la performance à porter un masque lors de la réalisation de leurs portraits. Ainsi, se dressent des figures sans bouche, muettes autant que trouées, oscillant entre anonymat perturbant et individualité tactile, et dont l’empreinte se trouve ensuite transférée sur le plexiglas – le matériau emblématique de la période du Covid-19, à la fois protégeant et isolant les personnes dans ces moments de détresse sociale. Mais le recours au plexiglas en tant que support particulièrement rigide a encore un autre effet escompté, celui d’une deuxième ‘amputation’ lorsque le portrait à l’huile dans le creux de la main est transféré sur ce matériau qui, auparavant, était surtout employé en art pour protéger les œuvres, et non pas les personnes, de contacts indésirables.
C’est dans l’exploration circonstanciée de ces paradoxes que réside une des forces majeures du travail artistique de Zhao Duan – et dans le portfolio d’une artiste comme elle le genre de l’autoportrait ne devait pas manquer. Ainsi, c’est dans une pièce précoce et autobiographique, 赵端 ZHAO Duan, que le plexiglas faisait déjà son apparition sous forme d’empreintes colorées de la peau de toutes les parties de son propre corps proposées à la vente, comme une géographie complexe et dispersée imprimée çà et là sur des pans de plexiglas plats. Ici, dans l’espace temps, ces empreintes horizontales se trouvent empilées verticalement telles un socle… changement d’ordre et d’orientation encore, une ‘conciliation des contraires’ ne vient jamais seule chez Zhao Duan.
Artiste
Zhao Duan
Née en 1981 à Shenyang, dans la province du Liaoning, a obtenu son diplôme de l’École Supérieure des Beaux-Arts de Toulouse en France en 2010. Actuellement, elle vit et travaille à Paris et à Noisy-le-Sec.
L’approche artistique de ZHAO Duan se concentre sur les notions de contact et d’expérience. Elle explore son travail à travers une variété de médiums et examine la relation triadique entre le corps, l’action et le temps. Elle privilégie une méthode d’enregistrement qu’elle qualifie d’« empreintes », permettant de relier la performance à la peinture et le dessin, essayant de laisser des marques et des traces heuristiques fertiles. Dans ses œuvres, des procédés de peinture et de dessin en tant que technique et des gestes d’action en tant que poéticité apparaissent en même temps et se fusionnent en unité.
En 2012, ZHAO Duan a obtenu le prix Michel Journiac en France. Ses œuvres font partie des collections de nombreuses institutions, à la fois privées et publiques, et ont été largement exposées en France et à l’étranger. Ses expositions ont eu lieu dans des lieux prestigieux tels que le Musée de la Chasse et de la Nature à Paris, le Musée d’art contemporain Mac Val à Paris, le Musée d’art contemporain Ming à Shanghai, WU Space à Shenyang, et le Musée Ludwig en Allemagne, entre autres.
Curateur
Jens Hauser
Est chercheur en études des médias, écrivain et curateur d’art qui analyse les interactions entre l’art et la technologie. Basé à Paris, il est également chercheur au Medical Museion de l’Université de Copenhague ainsi que membre distingué de la Faculté du département d’art, d’histoire de l’art et de design de l’Université d’État du Michigan, où il codirige le programme de résidence d’artistes BRIDGE. Récemment, il a été professeur d’histoire de l’art à l’Institut de Technologie de Karlsruhe (KIT).
À l’intersection de l’histoire de l’art et de l’épistémologie, Jens Hauser a développé une théorie de la biomédialité dans le cadre de son doctorat à l’Université de la Ruhr à Bochum. Il est également titulaire d’un diplôme en journalisme scientifique et technique de l’Université François Rabelais à Tours. En tant que curateur, Jens Hauser a organisé une trentaine d’expositions et de festivals.
espace temps
espace temps est un organisme qui se situe au coeur de Paris, à proximité du Centre Pompidou. Il est dédié à l’organisation d’expositions et d’événements de recherche, tout en favorisant les rencontres et les échanges.
98 rue Quincampoix 75003 Paris
Du mercredi au vendredi 14h – 19h
Le samedi 11h – 19h
espacetempsart@gmail.com